10 novembre 2008

La sculpture contemporaine bling-bling ?

Un article décapant "L'art entre provocation et cynisme"par Philippe Dagen dans "le monde" du 31 octobre 2008 à déguster dans son intégralité (pour la bonne cause, afin qu'il ne disparaisse pas dans les limbes de l'archivage); de nombreux artistes très très côtés - cités et illustrés dans nos pages -s'y retrouvent épinglés.


"Une série de onze aquarelles d'Adolf Hitler retouchées par les frères Jake et Dinos Chapman, deux artistes britanniques sulfureux et fort cotés, s'est vendue 815 000 euros à la FIAC, au Grand Palais, dans les deux heures qui ont suivi l'ouverture du salon marchand, le jeudi 23 octobre. Ces aquarelles, exécutées durant la première guerre mondiale, sont des paysages de bataille, peints à la manière des illustrations des journaux d'alors. Elles n'ont, du point de vue de l'art, aucun intérêt. Les rajouts des frères Chapman se composent d'arcs-en-ciel, de nuages comme couchant de soleil ou de taches colorées. Ils n'ont pas davantage d'intérêt visuel.
L'intérêt est ailleurs : il tient à la signature de Hitler et à l'intervention des deux frères sur des pièces autographes et originales. Ces interventions produisent-elles du sens ? Relèvent-elles d'une pensée qui chercherait à s'exprimer ? Pas plus. Les frères Chapman n'ont rien à dire sur Hitler, si ce n'est qu'il est un excellent support pour une provocation dont on parlera et dont la valeur financière croîtra.

Les Chapman en sont des spécialistes. Leur notoriété s'est établie dans les années 1990 quand ils ont exposé des mannequins de jeunes filles et garçons sur les visages et les corps desquels étaient implantés en grand nombre des sexes féminins et masculins. La provocation, déjà, était automatique, aggravée par la jeunesse des figures. Quand ce procédé a été épuisé à force d'avoir servi, ils sont passés aux maquettes de charniers et de camps d'extermination, puis aux aquarelles de Hitler.
Le nazisme a succédé à l'obscénité comme argument d'un scandale aussi assuré que lucratif. La forme matérielle n'est que le support et le signe de cette opération. Il importe qu'elle soit d'une extrême facilité de vision. Des allusions, des nuances affaibliraient la brutalité du choc. Des nouveautés formelles seraient plus fâcheuses encore.
Les frères Chapman ont été promus par Charles Saatchi, publicitaire londonien à succès devenu collectionneur et personnage très influent du marché de l'art. Son haut fait principal est l'exposition "Sensation", en 1997 à la Royal Academy de Londres, dans laquelle il présentait quarante-deux artistes, dont les frères Chapman, qu'il mit à la mode sous le terme "Young British Artists".
Le même Saatchi a "lancé" Damien Hirst, autre praticien du "faites simple, vous vendrez cher" et star incontestée du marché de l'art. Son Veau d'or est un vrai veau de 18 mois, dont les cornes et les sabots ont été vraiment dorés et dont l'encolure porte un disque d'or à 18 carats. On ne peut pas faire plus élémentaire. Prix de vente chez Sotheby's : 18 millions d'euros.
Autre sujet direct et universel, la mort. Hirst est donc l'auteur de For the Love of God, crâne humain où sont enchâssés 8 600 diamants, au total 1 106,18 carats. Ce n'est qu'une énième variation sur le thème de la vanité, l'un des symboles les plus communs de l'histoire de l'art, toutes cultures confondues. Prix de vente de cette banalité luxueuse : 100 millions de dollars (76,10 millions d'euros).
Dans le même registre, Hirst propose aussi la vache ou le mouton découpés en tranche et plongés dans le formol. Dégoût garanti. Quant aux peintures, elles agrandissent des clichés de cellules malades. Titres : Cancer de la peau, Cancer des glandes salivaires. Au cas où ce ne serait pas assez clair, Hirst rajoute des lames de rasoir et des éclats de verre. Pour que l'objet produise son effet, il faut donc qu'il soit très simple de compréhension et supposé très violent, rien de plus. Une partie de l'art actuel en est là - celle dont on parle le plus parce qu'elle se vend le plus cher. Et c'est là ce qui gêne : non les montants dépensés par des investisseurs qui en ont les moyens, mais la médiocrité et le simplisme de ce qu' ils paient si cher.
ARGUMENT PUBLICITAIRE
Que l'art soit coûteux, c'est une longue tradition en Europe : mais l'art digne de ce nom, celui qui donne à sentir et à penser, Rembrandt ou Picasso, Titien ou Bacon. Or ces objets qui, depuis quelque temps, sont portés aux sommets de l'argent se caractérisent par la pauvreté d'idées, la littéralité des formes et l'absence de toute invention. Surtout ne pas transposer, surtout produire au premier degré, telles sont les règles. Elles empruntent aux principes d'Audimat que cultivent, avec le plus parfait mépris du consommateur, les industries de la télévision et de la publicité et leurs tacticiens. Le message est asséné, l'image s'impose par son évidence et les sujets évoqués sont primaires - le sexe, la mort - ou abjects - le nazisme. Les objets proposés sont des illustrations censées avoir un impact émotionnel intense. Et une valeur financière proportionnelle à cette accessibilité et à cet impact.
Jadis, Manet, Cézanne ou Matisse faisaient scandale malgré eux : non par désir de déplaire mais parce qu'ils ne pouvaient peindre autrement qu'ils le faisaient, sauf à se trahir. Duchamp, les dadaïstes et les surréalistes faisaient scandale délibérément : c'était l'une de leurs manières de protester contre toutes les institutions, contre l'ordre social et les traditions. Hirst, les frères Chapman et quelques autres - Tracey Emin, Maurizio Cattelan - font de la provocation leur procédé unique, du scandale un pur argument publicitaire. Bien loin de le contester, ils tirent le parti le plus avantageux du capitalisme. Non seulement ils n'ont aucune critique à formuler contre lui, mais ils flattent quelques-uns de ses milliardaires en les faisant passer pour des protecteurs des arts. Ils jouent du système de médiatisation et le plus que l'on puisse leur reconnaître est une intelligence cynique de la situation.
Non plus dans le genre de la provoc morbide, mais dans le style tendre et lénifiant, il faut en dire autant de Jeff Koons quand il agrandit des jouets et des bouées, suspend des cœurs mordorés à des rubans écarlates et fait preuve, dans les appartements du château de Versailles, de ses talents de décorateur. Une telle conception de l'activité artistique n'est pas neuve. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, elle fit la fortune des plus pompiers des peintres. A l'instar de leurs successeurs actuels, ils fabriquaient des images et des statues qui frappaient par leurs dimensions considérables, leur perfection technique, leur absence absolue de nouveauté, leurs sujets connus de tous et leur cherté extravagante. On sait ce qu'il reste de ces fournisseurs des grands de ce temps-là, Gérôme, Meissonnier et leurs émules : à peine plus que les noms.
Ce jugement de l'histoire est rassurant, sans doute. Mais pour tous ceux qui se refusent à considérer l'art comme une branche spécialisée du luxe et du divertissement, c'est une faible consolation. "